Musique, idéologie et société
Richard Wagner - essai sur la transformation de l’art
 
 
 
Université René Descartes - Paris V, Licence de Sociologie
Cours de B. Brévan:
Culture et communication: «Musiques et Sociétés»
Christoph Lüscher
5, passage Dareau
75014 Paris
43 27 19 59
Kim Sitzler
62, rue de Gergovie
75014 Paris
43 95 62 83
30. Mai 1995
 
Home
contact the author
 

0. Table de matières

 

1. Introduction - par Christoph Lüscher *

2. Une courte histoire de la pensée wagnérienne - par Christoph Lüscher *

2.1. «L’homme le plus allemand, l’esprit le plus allemand» *

2.2. L’Antisémitisme *

2.3. La théorie de la race *

2.4. La Dégénérescence *

2.5. Musique, idéologie et société *

3. Parsifal, la religion et le nationalisme - par Christoph Lüscher * 3.1. L’intention de Wagner *

3.2. Le contenu de Parsifal *

3.3. La réception de Parsifal *

4. Nationalisme dans le contexte franco-allemand - par Kim Sitzler * 4.1. Deux nationalismes *

4.2. Un temps contradictoire - la réaction romantique à la science *

5. La réception de Wagner en France - par Kim Sitzler * 5.1. Quelques traits de la réception par les écrivains * 5.1.1. Baudelaire - emprunts *

5.1.2. Mallarmé - rejets *

5.1.3. La Revue Wagnérienne - la création d'un messie *

5.2. Opéra Garnier - succès *
6. La production - l’exemple des Maîtres Chanteurs - par Kim Sitzler * 6.1.La situation de la pensée allemande. *

6.2. Les Maîtres Chanteurs

- l'oeuvre de Wagner avec le plus grand effet social. *
7. Conclusion - par Kim Sitzler *

A1. Bibliographie *

A2. Un voyage de trois parisiens *

 

 

1. Introduction

 

Le but de ce qui va suivre est d’analyser des liens possibles entre une oeuvre artistique (musicale) et un contenu idéologique (nationalisme) dans la production artistique de Richard Wagner.

Analyse qui sera poursuivie à l’aide de l’examination d’une partie de la production wagnérienne, notamment des deux opéras Parsifal et Maîtres Chanteurs de Nuremberg, ainsi que de la réception de cette production, notamment dans la Revue wagnérienne et à l’opéra Garnier à Paris entre 1891 et 1914. Certains points fondamentaux de la pensée wagnérienne seront examinés préalablement sous un point de vue philosophique, politique et sociologique.

 

Le grand nombre de livres et d’articles que nous avons consultés avant d’écrire ce dossier nous ont apportés, il faut l’admettre, peut-être qu’une seule élucidation: Wagner est insaisissable. Il mène toute science qui s’occupe de lui à ses propres limites, aussi large qu’elles soient.

Un bout du «Gesamtkunstwerk» Wagnérien, un opéra, un pamphlet ou une simple sentence énoncée par lui pendant le petit déjeuner traîne tout un appendice d’histoire, de politique, d’éthique et, particulièrement inaccessible pour le scientifique, de sentiments. Tout cela est accompagné de la sensation d’un vif besoin de jugement moral sur Wagner et son oeuvre.

Seuls Jésus-Christ et Napoléon ont suscité plus de livres que Wagner. La bibliographie de ce dernier contient plus de quarante-cinq mille entrés. Jugeant des oeuvres que nous avons pu étudier, il parait quasiment impossible de garder ce qui semblerait être un aspect de neutralité envers le «sorcier de Bayreuth». A moins de glisser dans un journalicisme vague (c’est d’ailleurs exactement ce que nous avons l’intention de faire dans ce passage d’introduction). Les exemples de cette façon d’aborder Wagner sont nombreux, le plus fameux est peut-être la biographie monumentale de Martin Gregor-Dellin.

En opposition à cela, toute prise de position à l’égard de Wagner parait possible et justifiable, si on sait dénicher la citation correspondante dans l’abondance des énoncés de et sur Wagner. Il suit une courte description de quelques principaux courants de réception de la production wagnérienne, que nous avons pu identifier.

 

 

L’idolâtrie

Ja, dort liegt er, sammelt Euch im Kreise-

Seine Stirn umleuchtet letztes Roth-

Heilig ist die Stätte, redet leise,

Leise gebt es weiter: «Er ist todt.»

 

Wie ein König liegt er da in Ehre,

Wie ein Held auf narbenvollem Schild,-

Hemmt den Jammer, wehret noch der Zähre,

Die vom Auge übermächtig quillt;

 

Ce courant de mystification de Wagner était fortement encouragé par Cosima Wagner et la grande partie des descendants du compositeur. Remplaçant dieu par l’artiste il disposait d’un véritable lieu de culte dans le Bayreuth d’avant la réouverture en 1951. Aujourd’hui, il paraît être en voie de disparition. Les wagnériens à ambition religieuse ont causé plus de tort que de bien à la réputation de Wagner et ont fait, par falsification de sources (exemples: Cosima qui a ‘rédigé’ Ma Vie, lettres inventées d’un biographe anglais) leur contribution à la confusion qui règne sur Wagner à présent. Dans le chapitre sur Parsifal et la religion nous démontrerons cependant que ce dernier est lui-même le metteur en scène de sa propre mystification.

 

L’interprétation gauchiste de Wagner

Dans les années vingt, deux formations politiques diamétralement opposées jouaient la musique de Wagner pour l’ouverture de leurs réunions: le parti social-démocrate allemand et la NSDAP.

Un nouveau courant d’interprétation gauchiste paraît être née relativement récemment en France, ses sources peuvent être retracées jusqu’ à P. Boulez et P. Chéreau.

E. Pagnon est l’auteur d’un wagnérisme né d’une combinaison quelque peu malheureuse d’un élitisme gauche à la façon d’Adorno et d’une idéologie de la révolution prolétarienne. La musique de Wagner se prête, selon Pagnon, comme seule «vraie» musique (musique savante) qui est musique de masse: «Elle [La musique de Wagner] meurt, se livrant à ce qui n’a pas encore été, à la vacuité de ce qui est, attendant dans le silence que l’histoire des hommes lui réponde de la rive d’une autre terre, celle du changement devenu enfin possible, sauvée de la ‘malédiction’ du pouvoir et de la valeur.»

Les interprètes gauchistes de Wagner ont tendance à faire abstraction de tout contenu politique de la musique de Wagner et de la séparer de la vie de son auteur, ils essaient de «libérer» l’oeuvre de tout poids historique (pour aussitôt le charger d’un autre). Il n'est cependant pas impossible d’assimiler presque toutes les expressions de Wagner avec une théorie de gauche révolutionnaire, cela parait vrai même pour son antisémitisme. Ce thème sera approfondi dans le chapitre no. 2: «Une courte histoire de la pensée wagnérienne».

 

L’interprétation d’extrême droite de Wagner

Un wagnérisme d’extrême droite a aussi de quoi se fonder sur les oeuvres de Wagner. Ce courant, le plus puissant de tous, eut son comble dans l’exploitation de Wagner par la dictature nazie: «Pour ce que Richard Wagner nous a légué, ravissante maturité dans le temps a commencé maintenant. Le Führer du pays aime le maître et son oeuvre comme aucun guidant du Reich avant lui.»

 

La séparation entre vie et oeuvre

Un courant qui essaie de séparer strictement musique et vie de Wagner, sous le motto «J’admire le musicien. Mais l’homme était détestable.» trouve pareillement sa place dans la littérature abondante sur le maître. Il paraît être issu d’un article de Dujardin, publié dans la Revue wagnérienne.

 

Nous allons maintenant essayer de donner une explication de cette confusion singulière qui règne dans la production de Wagner et dans les écrits sur lui.

L’Allemagne de Wagner était déchirée entre diverses idéologies et parfois leur expression armée. Héroïsme prussien, autoritarisme, nationalisme, humanisme et pensée démocratique libérale française, socialisme révolutionnaire et antisémitisme naissant.

Un manque singulier de caractère et un génie aux moyens d’expression multiples (la prose n’y est pas incluse) aidait Wagner d’intégrer (ou de faire semblant d’intégrer) ce tout hétéroclite dans une oeuvre d’art total ayant comme fond la musique. La société demandait l’impossible qu’était l’unité dans la contradiction des idéologies concurrentes. Wagner trouvait la réponse à cette demande impossible: Son oeuvre et le remplacement de la religion par l’art, dans un temps où l’universalité de la religion paraissait dépassée par l’actualité de l’histoire. Wagner, autrement dit, offrait un point de cristallisation surpuissant à son époque. Par nécessité personnelle: il se serait brisé à ces propres contradictions sans sa musique, ce qui se montre clairement dans la confusion et le ridicule qui règne parfois dans ses écrits de prose. Et comme moyen de trouver une confirmation de lui-même et de gagner du pouvoir.

La dernière et plus cruelle application de cette idée de Wagner en faisait Hitler, ayant découvert que la production musicale wagnérienne a une puissance d’infiltration et de rassemblement supérieure à celle de la propagande verbale.

Le thème de la musique et de la religion sera abordé dans le chapitre no. 3.

Wagner est alors bien à la source de la confusion sur lui-même, l’histoire ne faisait que l’accentuer. Dans la suite de ce dossier nous nous abstiendrons cependant de jugements morales sur la personnalité du compositeur, car nous avons du mal à voir, dans lui, une personnalité.

 

 

2. Une courte histoire de la pensée wagnérienne

 

Pour une meilleure compréhension des discussions qui vont suivre, il nous parait inévitable d’analyser certaines pensées fondamentales de Wagner et de les retracer à leur origine.

 

2.1. «L’homme le plus allemand, l’esprit le plus allemand»

C’est ainsi que Wagner s’est désigné lui-même. Une question l’occupait pendant presque toute sa vie: Qu’est-ce que, l’«essence allemande»? En 1870, il assimilait encore entièrement cette «essence allemande» à l’essence prussienne, à la puissance armée, la volonté de fer et l’héroïsme. Après, il déplaçait ses intérêts sur un champ plutôt culturel: «Ne serait-il pas concevable, si les Nordiques se répandent dans le Sud et forment enfin une nation, que l’allemand prenne en quelque sorte la place du sanscrit en Inde, qu’il soit la langue de la culture, et l’anglais le prakrit, la langue populaire?». Déçu du militarisme allemand, il reculait encore plus dans le culturel et dans l’histoire: «Cet ‘esprit allemand’ est lui aussi une pensée, une idée même dont on enivre inconsidérément et jusqu’à la nausée la masse superficielle et vaine du peuple: mais où cet esprit se manifeste-t-il encore dans sa pure authenticité? Sans doute exclusivement dans nos grands poètes.». Sinon, il lui serait encore resté son propre oeuvre, comme il l’a déjà réalisé en 1865: «Demandez à l’enchantement inoubliable de mes oeuvres, comparez-les avec tout les autres: Vous ne pouvez pas dire autrement que - c’est allemand! Ou qu’est-ce que, l’allemand? Ça doit être quelque chose de merveilleux, plus humain et plus beau que tout».

Wagner cherchait désespérément de trouver un fonds commun de la culture allemande qui aurait pu fonder une identité commune d’un peuple qu’il voulait voir fort et uni. Son expérience historique lui a fait abandonner une par une les hypothèses qu’il s’était formées sur l’«essence allemande» et de s’enfuir de plus en plus loin dans l’histoire de la culture en quête d’une communauté.

Seule chose qui lui restait était le mythe, quand il se voyait contraint d’admettre que ni des ‘traits de caractère’ (fierté, volonté etc.), ni la race, ni la culture relativement récente pouvaient fournir une identité commune au peuple allemand. C’était bien un fonds commun que Wagner essayait de trouver, quelque chose qui était encore dans la mémoire (le sous-conscient) de tous, il n’envisageait pas la possibilité de la création d’une identité entièrement nouvelle.

 

2.2. L’Antisémitisme

L’antisémitisme de Wagner est d’une origine plus ancienne que sa théorie de la race (bien que les deux théories s’entrecoupent). Il est l’amalgame idéologique dangereux d’éléments personnels, économiques et racistes qui se superpose à la tendance de Wagner de mélanger le culturel, le religieux, le politique et le social. Dans sa brochure sur «Le Judaïsme dans la musique», il fait la suivante assimilation déplorable: Le mal, c’est la propriété, la propriété c’est le Juif - le Juif est donc la racine du mal. Si on analyse les possibles racines de cet antisémitisme, qu’on doit, sans le minimiser, désigner comme mal réfléchi (ce qui renvoie, chez Wagner, souvent à des origines personnelles et pragmatiques d’une théorie), on trouve le suivant: Il y a tout d’abord le ressentiment personnel - contre Mendelsson, qui avait laissé disparaître sa symphonie de jeunesse, et contre Meyerbeer devant lequel Wagner s’est souvent abaissé pour demander de l’aide (financière). Wagner avait aussi eu affaire à des usuriers juifs, ce qui lui inspirait une haine aveugle du pauvre contre les supposés riches. Dans son temps, les théories antisémites faisaient leur entrée dans la discussion académique, il n’y avait rien d’étonnant, même pour un fervent de la gauche révolutionnaire, de propager des paroles antisémites. L’affirmation de H. Zelinsky disant que Wagner, quand il s’agit de ses fins idéologiques, se sert d’un langage très précis, en utilisant les mêmes mots dans le même contexte avec la même intention peut être vraie pour sa théorie de la race, mais ne nous parait pas adaptée à l’antisémitisme de Wagner. De même pour ses actions: Wagner n’a jamais «épuré» le cercle de Bayreuth, il gardait des liens nombreux avec des juifs et il lui est arrivé de refuser de signer une «pétition contre l’emprise excessive des Juifs», en déclarant que tout cela ne servira a rien, tant que la propriété existe.

 

2.3. La théorie de la race

La théorie wagnérienne de la race est beaucoup plus élaborée d’un point de vue intellectuel que son antisémitisme. Le paragraphe suivant sera basé entièrement sur les explications de Gustave Robert, qui nous paraissent très lucides.

Wagner s’explique ainsi: Par suite de certaines fatales conditions (importance numérique relativement très faible des races supérieures, guerres et conquêtes), les races nobles aryennes s’allièrent aux races inférieures, et par là, tombèrent en déchéance. De ce mal sortit le bien. L’humanité, se voyant décliner dans ses plus nobles races, produisit un effort suprême. Dans cet effort, la Volonté-Essence (Schopenhauer) du monde entre en jeu et donne naissance à un homme tout à fait supérieur, le Rédempteur dont le sang coule pour la salvation de l’humanité entière. Mais, ici, nous rencontrons une grave difficulté. Dans notre civilisation, l’esprit chrétien s’est affaibli au point que le sang divin paraît s’être lui-même figé. Comment sortir de cette impasse?

La race germanique est la continuatrice la plus parfaite des traditions héroïques aryennes. Souillée comme les autres, cette race a au moins pu garder sa noblesse qui «contribue à faire revivre l’esprit propre de la race.» Toutefois, après la guerre de Trente ans, la substance nationale est tellement diminuée dans le peuple que les nobles ne peuvent y réussir. C’est alors l’éclipse à peu près complète du sentiment allemand. Or, dit Wagner, il se dessine depuis quelque temps en Allemagne un mouvement de défense contre l’infiltration juive, -mouvement justifié en ce sens que les Juifs, par leur esprit tout opposé, constituent un grave péril pour les races aryennes. Ce mouvement ne peut provenir d’un instinct de race, puisque cet instinct paraît aboli en Allemagne. Il ne peut donc provenir que d’une tendance plus haute: la tendance vers le «Purement humain». Dans la pensée de Wagner, cela signifie que, par là, on prévoit un retour vers la «sainte dignité» de l’homme primitif. Ce retour ne peut se produire qu’en Allemagne. Wagner le voit possible à travers la langue qui remonte jusqu’à l’homme primitif lui-même et qui permet aux Allemands de se sentir non pas comme une race, mais comme une des branches originelles de l’humanité. C’est cette langue qui a valu aux Allemands ses grands hommes, ses courageux héros etc.

La théorie décrite, exposée par Wagner d’une façon parfaitement obscure et imprécise, paraît être issue dans son intégralité de sa propre pensée. Des influences de Gobineau, par exemple, paraissent peu probables, car c’est qu' en 1881 que Wagner faisait connaissance de l’Essai sur l’inégalité des races.

 

2.4. La Dégénérescence

Depuis la misère et les échecs de ses années parisiennes, Wagner traînait avec lui une violente hostilité contre la civilisation. Cette aversion se conjuguait avec un rejet d’une époque contemporaine où il ne voyait que dégénérescence. La Révolution française, selon Wagner, avait détourné les Allemands de leur évolution propre pour les conduire dans des voies qui leur sont étrangères: Le parlementarisme et la liberté de presse, alors que tous les intérêts devraient être représentés par des corporations. Wagner voyait triompher une fausse modernité qu’il attribuait à la «victoire du monde juif actuel». «Pour lui, l’Europe devait tout cela aux Français. L’activité effrénée de la société parisienne et la corruption de son théâtre, puis la France tout entière et son rationalisme, devinrent pour lui synonymes de civilisation et de décadence». Wagner proféra contre la civilisation qu’il haïssait la malédiction de l’argent; il critiqua la réification de la réalité politique et le modernisme intellectuel et artistique auquel d’éminents esprits juifs participaient, dans tous les domaines; Il y voyait en effet une corruption démoniaque latino-sémite de l’existence. Il méprisait la presse, dont il imputait le pouvoir à l’influence de la France.

 

2.5. Musique, idéologie et société

Selon Hans Mayer, Wagner essayait d’atteindre, en toute conscience de cause, l’unité entre la forme artistique et le contenu idéologique. Or, il estimait ses oeuvres d’une grande importance pour le monde, quand il disait en 1860: «Ainsi, je crois pouvoir affirmer avec sécurité que l’esprit mondial s’intéresse à ce que je rende accessible au monde mes oeuvres accomplies en assurant leur représentation intégrale...». Sur l’effet de sa musique, il s’attendait à ce que les «sèves fins et miraculeusement fluides» s’introduisent «par les pores les plus subtiles de la sensibilité» de ses ‘victimes’ en leur permettant finalement que le «soupir merveilleusement élevé de l’impuissance». Concernant Tristan, il écrivait à Mathilde de Wesendonck: «Je crains que l’opéra aille être interdite ... Seulement des représentations médiocres peuvent me sauver! Une représentation entièrement réussie va rendre fou les gens.»

 
 

3. Parsifal, la religion et le nationalisme

 

Dans ce chapitre, nous allons nous interroger sur la relation entre l’opéra Parsifal et la religion, nous demandant, si Parsifal peut être interprété comme une tentative de Wagner, de «léguer» au monde une religion. Religion qui pourrait, selon l’exigence de Wagner de l’unité entre forme artistique et contenu idéologique (chap. 2.5.), contenir des éléments du nationalisme wagnérien. Nous allons nous interroger sur trois thèmes. Premièrement, nous allons analyser l’intention de Wagner pour essayer de répondre à la question, s’il avait pu avoir l’intention de composer une oeuvre qui crée une religion dans le sens qu’elle unit art et religion. Deuxièmement, nous allons étudier l’oeuvre-même afin de pouvoir discerner, si Parsifal est une simple ‘actualisation’ de la religion chrétienne ou si cette oeuvre a un statut d’indépendance par rapport à la religion chrétienne. L’analyse de la réception de l’oeuvre nous sera une troisième source d’élucidation.

 

3.1. L’intention de Wagner

La position que Wagner prend vis-à-vis de la religion est diffuse et contradictoire. D’une part, il paraît être d’accord avec les hégéliens de gauche et avec Feuerbach qui voyaient dans la religion une aliénation de l’homme dans le sens que la religion ne permet pas au croyant de voir que c’est lui-même, le créateur de dieu. «Car le sacré est uniquement l’homme libre, et rien de plus haut que lui.» D’une autre part, la connaissance de l’oeuvre de Schopenhauer en 1854 l’a amené à étudier le Bouddhisme de près, ce qui lui a ouvert une nouvelle compréhension de la religion chrétienne comme religion de la «compassion» et de l’«abnégation». C’est cela qui l’amenait en contradiction avec Nietzsche: ce dernier voyait comme seule possibilité de surmonter l’auto-aliénation de l’homme, d’abandonner entièrement la religion chrétienne. Wagner pensait trouver le salut dans une altération de cette religion, en essayant de «sauver le noyau même de la religion»: «On pourrait dire que là où la religion se transforme en art, c’est le privilège de l’art de sauver le noyau même de la religion en prenant les symboles mythiques que la religion tient pour vrais - et auxquels elle incite à croire au sens propre - dans leur sens figuré pour faire ressortir à travers une représentation idéale leur profonde vérité cachée.»

L’affinité la plus intime entre la religion et l’art lui paraissait donnée dans la musique. L’artiste était censé de redevenir ce qu’il était, dans la religion olympique, seule vraie Kunstreligion (selon Hegel, unité complète entre art et religion): «Maître du Dieu».

Or, pour que une oeuvre musicale puisse créer les sentiments d’une nouvelle religion, il faut que l’art (connotation: artificiel) passe totalement inaperçu, qu’on ne voie aucune trace de création par un être humain, état que Wagner essayait d’atteindre: «Dans Werther, Goethe avait créé quelque chose de comparable, c’est-à-dire un livre dont l’art passe totalement inaperçu. Lorsque Cervantès se veut artiste, il devient académique et conventionnel, son génie [en revanche] est totalement inconscient, comme une force de la nature».

 

3.2. Le contenu de Parsifal

L’unité absolue entre art et religion n’existait que dans un seul moment historique: dans l’antiquité classique. Les contenus de cette religion ne pouvaient pas s’exprimer, sauf à travers l’art. Il n’existait aucune possibilité d’expression du contenu de la religion en prose ou en dogmes. L’oeuvre d’art était la seule représentation possible d’un Dieu par l’homme.

La séparation entre art et religion qui avait lieu ultérieurement faisait reculer la religion dans l’intériorisation de la pensée et de l’imagination. Cela amenait une perte de l’aspect cultique de la religion et produisait des contre-courants, soit dans la religion: des mouvements qui mettaient l’accent sur le culte religieux, soit dans l’art: le culte de l’art. Nowak propose la distinction de quatre types historiques de relations entre art (musique) et culte:

a) Musique comme moment substantiel de l’action cultique, comme dans les chants grégoriens.

b) Musique, écrite pour le culte, comme quelque chose d’additif, de servant, d’isolable de l’action cultique.

c) Musique, qui rappelle le culte religieux, sans lui être particulièrement destiné.

d) Musique, qui veut être culte comme musique: «Musique comme Religion d’aujourd’hui».

Nowak situe le Parsifal de Wagner entre les types c) et d), il touche le culte religieux et est déjà culte pour soi-même, ce qui se manifeste dans sa désignation comme «Bühnenweihfestspiel», veut dire ayant un temps et un lieu pour être célébré, accompagné par l’interdiction de le célébrer hors du lieu et du temps prévu.

Or, se demande Nowak, pourquoi l’art, sentait-elle le besoin de devenir elle-même religion? Selon Anton de Lagarde, la religion chrétienne n’est pas religion, mais «sentimentalité de se perdre dans des événements longtemps passés» la conscience de la substance de la religion se perd si les expériences fondamentales de celle-ci ne sont pas revécues dans des intervalles réguliers, car «nous avons besoin de Dieu et du divin, pas de son passé». Anton de Lagarde voyait le salut dans une religion nationale allemande. D’un autre côté, l’art peut offrir cette sorte d’expérience qui permet de renouveler et faire vivre la religion.

 

Le contenu de Parsifal est d’abord l’adaptation d’un ancien mythe germanique. Wagner se basait sur la mise par écrit de Wolfram de Eschenbach, complétée au 13è siècle.

Nous sommes conscients, que l’interprétation de Parsifal que nous allons donner à la suite est peu habituelle, nous désirons qu’elle soit comprise en terme d’une tentative de mettre un contrepoids aux interprétations qui argumentent selon notre opinion trop dans les termes de la seule religion chrétienne.

Il serait très forcé de voir dans l’adaptation wagnérienne de Parsifal qu’un simple ‘rappel ‘ de la substance de la religion chrétienne, en interprétant, grossièrement dit, la figure de Parsifal comme réplique du Christ (et donc Amfortas comme l’incorporation de l’humanité souffrante). Non, ce Parsifal est une autre sorte de rédempteur, malgré les similitudes (comme la scène du baptême, où Kundri lui sèche les pieds avec ses cheveux), il nous apporte une altération de la substance même de la religion chrétienne. La ‘religion’ wagnérienne est la réaction à la religion dogmatique de l’église catholique, comme la connaissait Wagner, et qui impliquait, selon ses convictions, une aliénation des croyants. Elle est influencée par la pensée schopenhauérienne et par l’étude d’oeuvres fondamentales de religions asiatiques, notamment des oeuvres du Bouddhisme et la Bhagavad-Gita (que Wagner commandait chez Catulle Mendès à Paris, le 13 décembre 1873 et qu’il a probablement lu à la suite). Essayons de retrouver ça dans l’histoire de Parsifal:

Le cercle des Chevaliers du Graal ‘disposent’ déjà des dogmes de la religion chrétienne, ils paraissent pourtant, si on se fie à leur représentation dans la scène du premier repas rituel, être quelque chose comme un souvenir lointain, leur parvenant d’une «hauteur moyenne: Bienheureux en amour.» ou de «très haut: Bienheureux dans la foi.». La perpétuité du sentiment communautaire est assurée par l’expérience rythmée des fondements de la foi: par le repas rituel. Ce n'est pas la foi en elle-même qui suffit pour rassembler les Chevaliers, car la communauté tombe en déchéance, dès que ce repas n’est plus possible, après la mort de Titurel qui avait forcé Amfortas d’accomplir son office, malgré les immenses souffrances causées par sa blessure qui se rouvrait chaque fois qu’il s’approchait du Saint Graal. Le Simple et Pur, Parsifal, sauve la communauté en revenant avec la Sainte Lance, en assurant lui-même l’accomplissement du repas sacré et en devenant le roi-prêtre du cercle des Chevaliers du Graal. Or, c’est là que nous voyons une différence entre la prophétie de Parsifal et celle de la religion chrétienne telle qu’elle fut présentée par l’église catholique romaine du 19è siècle. Ce monde, disaient les prêtres, est une vallée de souffrances, mais, en suivant les dogmes de notre religion, vous pouvez peut-être vous attendre à une meilleure vie après la mort, tel est la prophétie du rédempteur. Dans Parsifal, une autre forme de Rédemption a lieu. Le mal disparaît: un simple signe de croix cause l’effondrement du château diabolique de Klingsor. Et la communauté revit, avec, au millieu des croyants bienheureux, le nouveau rédempteur Parsifal comme roi incontesté. C’est grâce à sa pitié pour la souffrance d’autrui (d’Amfortas) que Parsifal arrive à nier en la destruction symbolique du château de Klingsor la volonté de vivre (schopenhauérienne) qui est source de souffrance pour l’humanité et qui se manifeste ici particulièrement sous la forme du désir de la chair (des femmes-fleurs et de Kundry).

Et c’est là que nous voyons une pensée fondamentalement positive dans l’oeuvre de Wagner. La vie sur terre, la vie des humains (plus particulièrement leur souffrance) peut devenir source de sagesse et de bienheureusité, source de Rédemption. L’humanité n’a plus besoin de suivre les dogmes de la religion (chrétienne) pour atteindre le salut, si elle apprend à devenir «savante par la compassion», et cette compassion (chrétienne) n’est rien d’autre que l’amour pour autrui et le respect d’autrui. Dans la question fondamentale de la source du salut, Wagner a opté pour la pensée bouddhiste: l’expérience du monde réel devient source du salut, même si ce salut consiste finalement dans l’abnégation de la volonté de vivre. Parsifal n’était pas conçu par une vierge.

Un changement de valeurs et surtout le déplacement de la source du salut du monde divin dans le monde humain fait de Parsifal autre chose qu’un pur ‘accessoire’ de la religion chrétienne. L’oeuvre offre l’expérience d’une religion altérée. La communauté qui suit cette croyance est supposée de pouvoir revivre dans le présent les fondements de la foi en allant à Bayreuth et en écoutant (activement) le «Bühnenweihfestspiel».

 

Parsifal est supposé de contenir encore autre chose - cette «essence allemande» que Wagner cherchait fiévreusement pendant toute sa vie - dans son expression qu’il jugeait le plus pur, dans le mythe. Ainsi s’unissent art, religion et pensée nationaliste dans une oeuvre musicale.

 

3.3. La réception de Parsifal

Si on suppose que Wagner avait l’intention d’unir dans son oeuvre, religion, art et idéologie, et si on considère la réception de Parsifal, on peut que s’étonner du succès qu’eut le compositeur.

 

Und von Purpurflammen-Gluth umflossen

Donnernd öffnet sich der Himmelssaal

Und das Heiligtum, das er erschlossen

In den Wolken leuchtend steht der Graal.

 

Le mélange de religion et nationalisme avait un succès semblable:

 

Aber ward die Macht uns auch gebrochen,

und das laute Herrenwort erstickt,

hör’ es Welt: Bayreuth hat doch gesprochen,

unser Auge hat den Gral erblickt.

[...]

Immer neu aus tiefen Felsenkammern

quillt der Heilstrom in den Staub der Welt:

Deutschlands Ende nimmer soll bejammern,

wer des Deutschtums Leben sich erhält.

 

En France, les plus fidèles de l’église wagnérienne écrivaient dans la Revue wagnérienne (lors de la publication du dernier numéro de la revue):

 

Il plaît à la direction de la Revue d’interrompre la publication de ces annales, qui furent, en quelque façon, les Actes des Apôtres de l’église wagnérienne française.

 

 

4. Nationalisme dans le contexte franco-allemand

 

4.1. Deux nationalismes

Le phénomène du nationalisme est essentiellement une création du XIXe siècle qui naît dans une période du changement rapide et par conséquent d'une insécurité par rapport aux valeurs traditionnelles. Il postule, d'une manière ou d'une autre, la supériorité d'une nation par rapport aux autres et il est, en cela, ethnocentrique. Dans les chapitres suivants on examinera quelques aspects de la réception de la pensée et de la musique wagnérienne et on essaiera de voir quelles formes de sens elle pouvait créer dans la société française dans la seconde moitié du siècle dernier.

L'importance de Wagner à l'égard du nationalisme est double: premièrement, à un niveau "superficiel", elle se traduit, en France, par une période de refus des oeuvres wagnériennes du côté de l'opinion publique entre les premières représentations de morceaux wagnériens et les premiers spectacles à l'Opéra Garnier. Dans les années 1860, cette méfiance contre l'oeuvre de l'Allemand était la méfiance contre quelque chose de nouveau. Sa musique avait une forme autre que celle que l'on connaissait et aimait. Plus tard, sous l'influence des événements de 1870/71, le public se distanciait plutôt des motifs considérés comme trop allemandes où on refusait Wagner pour son origine allemande. C'est cette attitude nationaliste qu'évoque Adorno en disant -tout en désapprouvant cette manière de penser- que déjà Beethoven, mais beaucoup plus Wagner auront été perçus en France comme "barbares" et comme ayant un manque de "moeurs urbaines".

Deuxièmement, sur un niveau plus profond, l'enjeu nationaliste se montre dans la conjonction de l'art avec le "mythe du peuple" de la pensée wagnérienne, donc dans la liaison entre l’oeuvre d'art total et le mythique passé germain ou, bref, dans le processus de l'esthétisation du politique. "Sur un niveau plus profond" ne veut pas dire que le nationalisme patent du lendemain de la guerre de 1870 soit moins ancré dans la pensée, sinon que le nationalisme qui émerge de la figure de l'esthétique du politique soit caché et plus difficilement remarquable.

Si l'on emprunte l'opposition du modèle de nation-contrat et nation-génie -c'est-à-dire la citoyenneté comme base de l'Etat-nation opposée à l'ethnicité et la "nation culturelle" ou le modèle "français" opposé au modèle "allemand"- on pourrait dire que la première manifestation du nationalisme s'appuie sur l'idée de l'"Etat-nation", tandis que la deuxième relève du concept de la "nation culturelle". La présence du modèle "allemand" (de la "nation culturelle") du nationalisme dans la pensée française de l'époque n'est, d'ailleurs, pas un phénomène singulier: Ernest Renan, dans son discours tenu en le 11 mars 1880 à la Sorbonne sous le titre: "Qu'est-ce que une nation?", évoque non seulement les traits électifs de la nation, mais aussi "le long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements" qui aboutit à une âme -au principe spirituel d'une nation- qui s'intègre au concept de la nation. Ou encore Hippolyte Taine pour qui la race ethnique atteint sa fin dans une race-nation.

On a donc, dans les dernières décennies de la France du XIXe siècle, affaire à la fois à un nationalisme contractuel (français) et à un nationalisme ethnique "importé" pendant le processus de la prise de conscience de l’échec de la Révolution.

(Il me semble, d'ailleurs, probable que c'est par cette filiation des deux nationalismes que peut se produire un antisémitisme scientifique. Car, si l'aspect du "sang" du modèle ethnique constate "l'altérité", l'aspect de "l'intérêt commun" du modèle contractuel porte un jugement négatif sur l'inégalité qu'est le capital, unilatéralement tenu par "le juif". Seulement l'ensemble du constat et du jugement peut fournir une raison suffisante pour l'action qui est l'antisémitisme. Ultérieurement on appellera cette configuration - national-socialisme. Adorno met en évidence qu'une pareille configuration était inhérente à la pensée de Wagner en citant Glasenapp qui rapporte que Wagner, en vue des palais fermés et inutilisés de Venise, faisait un lien entre propriété et dégénérescence des races par le mélange. Le constat du mélange des races qui entraîne leur dégénérescence est renvoyé à la cause des mariages: la propriété, qui est jugée négativement. Convaincu de la fatalité de Wagner, Adorno l'appelle "article d’exportation comme Hitler") Si c'est le cas que Wagner était le médiateur du romantisme allemand, du côté "culturaliste" de Herder, en France, il a contribué à un développement néfaste.

 

Pour qu'il y ait nationalisme, il faut le besoin d'une identité. Afin de repérer quelques référents identitaires de l'époque, on va, par la suite, essayer de dresser un tableau de la situation de la pensée dans la France de la seconde moitié du siècle dernier.

 

4.2. Un temps contradictoire - la réaction romantique à la science

Avec l'influence du déterminisme darwinien, les pensées racistes et nationalistes entrent le discours académique dans la seconde moitié du XIXe siècle. La réinterprétation des hypothèses sur l'évolution des espèces en un darwinisme social entraînait toute une série de réfutations du principe de rationalité issu des Lumières. Le principe du "struggle for survival", adapté au monde social, nie le concept de l'égalité et revendique le droit "naturel" et "originaire" du plus puissant. C'est, par exemple, Taine qui lance sa notion "la race, le milieu, le moment" qui détermineraient toute situation humaine. La liste des théoriciens qui s’appuyaient sur cette pensée est longe.

D'une part, on remarque donc la tentative de maîtriser more geometrico, à l'aide des nouvelles données scientifiques, la complexité qui a crû dû à une forte augmentation de la population et à l'industrialisation.

D'autre part, cette scientification et la pensée positiviste ne manquaient pas d'une réaction. Tandis que la science envahissait le champ culturel par un côté, la littérature l'échappait par l'autre. Avec Baudelaire, le règne de la littérature "moderniste" était mise en question. Flaubert, qui écrit à sa maîtresse "Ce n'est pas avec le coeur qu'on écrit, c'est avec la tête.", ne sera plus le phare de la théorie esthétique. Dans la réaction artistique à l'omnipotente science, le "déterminisme psychologique" dont Flaubert a été le maître n'est plus programme. Or, ce n'est pas le but de l'art - celui de trouver et de s'identifier à la réalité - qui a changé, sinon c'était la méthode, le chemin sur lequel trouver le réel, qui a été modifiée. Vingt ans après la reconnaissance de Flaubert - en 1866, il est devenu Chevalier de la Légion d'honneur - un mouvement littéraire se créait qui tentait de renouveler la base même de la création littéraire: le symbolisme. Les auteurs de ce courant n'ont point le but d'analyser ce monde qui les entoure; ils renoncent à la méthode descriptive, au projet moderne et scientifique tout en se jetant directement sur la vérité qui est au-delà de la rationalité. C'est, comme le remarque Sternhell, une période dans laquelle l'explication "mécanique" tend à être substitué par l'explication "organique". Elle est fortement liée au terme de l'inconscient - terme qui à un essor considérable non seulement dans la théorie de la production littéraire de l'époque, sinon aussi dans les traités politiques. Protagoniste du symbolisme français, Stéphane Mallarmé pousse la langue au-delà de la communication. Sa poésie n'est plus un ensemble de signifiants qui correspondent à des signifiés concrets, mais il cherche à créer une autonomie du signifiant qui sera "imprégné d'un signifié qui est comme superposé au signifié du message explicite". Ce "signifié superposé" est plus étroitement lié à la culture dont il émerge que tout signifié d'un message explicite (c'est pour cela que la traduction des oeuvres qui créent une méta-langue dans la langue semble être impossible, étant donné que la communication, toute tentative explicative, s'y voit suspendue). C'est en cela, me semble-t-il, que cette littérature se rapproche à la musique, en ce que le chemin discursif est abandonné au profit d'un repli de l'oeuvre sur soi-même, semblable à l'unité référent-signifié-signifiant qui est inhérente à la musique.

(Un certain paradoxe: tandis qu'une telle littérature est à la recherche des origines anonymes, universelles et inconscientes de toute langue, et par conséquent est en train de s'universaliser, on veut voir, dans l'histoire de la musique, la "perte de l'universalité" en ce que la musique se libérait des règles traditionnelles et instituait l'obéissance à une organisation interne. A partir du début du XIXe siècle, le style, "le produit en quelque sorte collectif où se cristallisent certains modes de penser, de sentir, d'agir d'un siècle, d'une nation, d'un groupe même, s'il parvient à imposer son esprit à une société", serait mort. Cette divergence des explications de deux phénomènes parallèles de subjectivation montre bien un conflit à la base de la réflexion:

La première explication fait appel à une notion subjectiviste de l'universalité (qui s'est perdue dans le processus de civilisation). Elle s'inscrit dans une perspective de critique de la société. La deuxième explication, par contre, limite la notion d'universalité sur une société, valorisant l'émancipation de l'homme de ses limites étroites imposées par la "communauté" dans le lien social moderne. L'hypothèse de la perte d'universalité de la musique peut être associée à la pensée du progrès moderne et industriel tandis que les partisans du mouvement néo-romantique adopteraient plutôt concept de "mimétologie" de Lacoue-Labarthe -en accord avec Wagner- : "plus la musique exprime ou signifie le purement subjectif, l'intimité pure de l'intuition singulière, plus elle est à même de dire l'universel, le 'purement humain'".)

Cette facette de la réaction intellectuelle, on pourrait l'appeler "spéculative", est, à tort ou à raison, souvent associée à la pensée allemande en opposition à l'esprit rationaliste français. Le bon barbare germanique pouvait servir d'exemple pour une pureté perdue; une image qui a été peinte par Mme de Staël et qui renvoie à Herder plutôt qu'à Kant et y oppose non pas Rousseau, mais Descartes. (C'est une pensée qui continue à être un élément fort de la perception d'un allemand convaincu tel comme Ernst Jünger dans les années 40 et encore de nos jours). La fascination qui exerçait ce romantisme germanique sur Baudelaire et sur les poètes du mouvement symboliste se base sur la pureté; les pays romains seraient, selon Baudelaire, les héritiers de la Renaissance et par conséquent de l'art "latin". L'Allemagne, colonisée par cet art "supérieur", réagit non pas en cherchant sa propre forme artistique, perdue sous la "colonisation", sinon en réfléchissant "sur la forme elle-même et les conditions de possibilité de son universalisation". Cette situation -Allemagne tabula rasa, libérée des contraintes de la civilisation- permettrait l'élaboration d'une esthétique nouvelle, sur la base d'un rejet des formes conventionnelles. C'est dans ce sens que l'Allemagne est perçue - Wagner en représentant un archétype.

 

 

5. La réception de Wagner en France

 

En estimant que le phénomène "nationalisme" est d'abord une question d'interprétation je bouleverse la chronologie et je commence avec la réception de la musique wagnérienne dans la période décrite, dans la période, donc, qui est aux origines des nationalismes modernes. Désormais, le procédé sera le suivant: l'analyse de certains aspects de la réception de Wagner dans un milieu littéraire et dans l'Opéra Garnier essaiera de montrer quelques traits de l'influence de Wagner en France. Dans la deuxième partie j'essaierai de relever des aspects inhérents à l'oeuvre de Wagner qui ont permis de susciter les réactions françaises en analysant le côté production à l'exemple des "Maîtres Chanteurs".

5.1. Quelques traits de la réception par les écrivains

Un grand nombre d'écrivains subissent l'influence wagnérienne. Je vais discuter l'attitude envers Wagner de quelques protagonistes de la scène littéraire à l'aide d'écrits qu'ils ont produit. J'essaierai de montrer les emprunts et les rejets à l'égard de l'ambition artistique de Wagner à l'exemple de Baudelaire et de Mallarmé. Villiers de L'Isle-Adam et quelques collaborateurs de la Revue Wagnérienne seront traités plus loin.

 

5.1.1. Baudelaire - emprunts

En 1888, Friedrich Nietzsche écrivait à Peter Gast qu'il avait enfin trouvé la réponse sur la question "Qui a été, de sa propre nature interne, le plus wagnérien, sans Wagner et malgré Wagner?": c'était Charles Baudelaire.

En février 1860, après des représentations des morceaux tirés de Tannhäuser, Lohengrin, le Vaisseau fantôme et Tristan, Baudelaire, qu'y avait assisté, écrivait une lettre pleine d'admiration à Wagner. Cette lettre est principalement une réaction aux mauvaises critiques que les représentations aux Italiens ont eues dans l'opinion publique. Baudelaire lui-même l'appelle "un cri de reconnaissance" par lequel il veut "être distingué de tous ces imbéciles" qui sont les journalistes. Il affirme que Wagner a suscité "la plus grande jouissance musicale [qu'il a] jamais éprouvée". Se décrivant comme Français et donc comme étant "peu fait pour l'enthousiasme", Baudelaire a du "rougir de [son] pays". Déjà là, on voit un trait qu'on a évoqué plus haut - l'identification d'un Français avec un esprit voué à la raison, hostile à l'enthousiasme. Le deuxième trait, l'identification des émotions et de la nature avec l'esprit allemand est exprimé par la suite: "J'ai retrouvé partout dans vos ouvrages des grands bruits, des grands aspects de la Nature, et la solennité des grandes passions de l'homme." La passion, la nature et la grandeur portées par cette musique sont liées, pour Baudelaire, à une "extase religieuse". L'intention de Wagner de marquer, avec son oeuvre, une synthèse finale des arts est ressentie comme "quelque chose aspirant à monter plus haut, quelque chose d'excessif et de superlatif". Il compare cette musique avec des drogues qui "accélèrent le pouls de l'imagination" et il y associe des couleurs. En fin de comptes, c'est "le cri suprème de l'âme montée à son paroxysme" avec lequel l'auteur a été "rappelé à [soi]-même et au grand".

Lacoue-Labarthe mène son analyse de l'influence de Wagner sur Baudelaire vers un enjeu politique. Il met en évidence que Baudelaire accepte l'un des deux chemins que Wagner prévoit pour la poésie en vue du projet de "l'art de l'avenir": ou bien elle reste liée à la langue et devient philosophie ou bien elle se dissout dans la musique. Baudelaire doit se décider pour le second chemin. Une deuxième condition pour la survie de la poésie est, chez Wagner - toujours avec un geste fondamentaliste -, qu'elle revienne à sa vraie vocation, au "poème primitif et anonyme du peuple" - qui est le mythe. Etant donné, donc, que, premièrement, la poésie qui est le genre littéraire "subjectif", se fond dans la musique, elle même expression subjective, à un "art du sujet" (Lacoue-Labarthe) et, deuxièmement, que le destin de la poésie est ce mythe de la primitivité anonyme duquel elle est née, on arrive à un ensemble poésie-mythe-musique qui est au fond politique dans la mesure où, selon Wagner, la seule identification possible pour un peuple, dans une situation déchristianisée, est celle qui livre justement ce mythe.

"Primitivité" et "anonymat" renvoient en l’occurrence à "liberté" (des contraintes sociales des civilisations modernes) et à "unité" (disparition des sujets dans la communauté d'origine). L'alliance des deux langues subjectives - verbale, dans la poésie, et musicale - mène, à travers le sens profond de la poésie - le mythe -, à un art qui est politique dans son essence.

En ce que Baudelaire accepte le retour au sujet ("rappelé à [soi]-même") et reconnaît l'avance de la musique (allemande) sur la poésie (française), il introduit le projet totalisant en France. On se retrouve sur le niveau de l'esthétisation du politique qui dénoncera Walter Benjamin à propos du national-socialisme allemand .

 

5.1.2. Mallarmé - rejets

En juillet 1885 paraît un article de Stéphane Mallarmé dans la Revue Wagnérienne. Il est intitulé "Richard Wagner. Rêverie d'un poëte français". Mallarmé, touché par la musique de Wagner, emprunte un chemin autre que celui de Baudelaire, critique à l'égard de Wagner. "Singulier défi aux poëtes dont il a usurpé le devoir avec la plus candide et étincelante bravure, inflige Richard Wagner" écrit-il. D'une certaine manière, il entre dans un concours avec le musicien. Le "singulier défi" se réfère à la supériorité des "pompes souveraines de la Poésie", postulée par Mallarmé et contestée par Wagner. Le poète attribue au musicien qu'il crée des "cérémonies d'un jour qui gît au sein inconscient de la foule", et il ajoute que c'est "presque un Culte". La compétition dans laquelle Mallarmé entre avec Wagner est aussi celle de deux nations. Wagner n'a jamais contesté la supériorité de la poésie française sur la poésie allemande, et, de l'autre côté, Mallarmé affirme que le théâtre musical de Wagner répond "à l'aide d'un harmonieux compromis, suscitant une phase exacte du théâtre [...] à la disposition de sa race." Les deux cherchent cet "insu" qu'est la religion. Mais les chemins sont différents.

Mallarmé se "reproche [...] de ne pas faire nombre avec ceux qui [...] vont droit à l'édifice de ton Art [...]", cet art qui "ouvre [...] une hospitalité contre l'insuffisance de soi et la médiocrité des patries". Il ne rejoint pas à la certitude des "fervents" qui voient "le voyage fini de l'humanité vers un Idéal." Il ne le peut pas, parce qu'il ne voit, dans le "compromis" de Wagner entre le "drame personnel et la musique idéale", rien d'autre que l'opéra - le genre méprisé par lui-même et par Wagner. Le mal qui gît dans la réponse wagnérienne "à la disposition de sa race" est, d'abord, que la réponse reste nationale et, ensuite, qu'elle reste représentative, illustrant musicalement les personnages. En s'opposant à la fonction représentative, Mallarmé revendique son "esprit français" qui est "strictement imaginatif et abstrait, donc poétique". Il dénonce le contenu mythique et "historique" des oeuvres de Wagner. Ce n'est pas assez pur, pourrait-on dire. Mallarmé, dans la conjonction de l'"esprit français", spécialement doué pour la poésie -l'art suprême- avec la quête du "mystère", le contenu spirituel de l'homme -présentable exclusivement par la poésie-, reproche à l'Allemand Wagner de rester attaché à l'histoire qui est en deçà du contenu spirituel pur de l'homme. En disant que la musique wagnérienne répond "à la disposition de sa race" et n'arrive pas à transcender la nation vers une subjectivité universelle, il constate la supériorité française -poétique- sur le drame allemand qui, avec Wagner et malgré son intention d'atteindre l'absolu reste particulier. Il revient à l'esprit français d'excéder les limites nationales et d'inaugurer l'empire du subjectif universel. La confrontation de deux théories de l'art est, ici, révélateur d'une pensée nationaliste.

 

5.1.3. La Revue Wagnérienne - la création d'un messie

La Revue Wagnérienne, fondée en 1885 (la première édition date du 8 février 1885), existait pendant trois années. Le Fondateur-Directeur est le jeune Edouard Dujardin (1861-1949) qui avait été, après un échec à l'Ecole Normale Supérieure, condisciple de Debussy au conservatoire. Influencé par Houston Stewart Chamberlain, lui-même collaborateur de la Revue et représentant l'Association Wagnérienne (Munich) en France, Dujardin est le relais peut-être le plus important du wagnérisme en France et, en outre, un facteur considérable du symbolisme français (en tant que directeur d'une autre revue qui publie des textes symbolistes). Dans le Dictionnaire universel de la littérature il figure comme Dandy en quête de l'absolu et comme un des premiers à utiliser le la forme littéraire du monologue intérieur (par là, il a influencé James Joyce). A part de Dujardin et de Chamberlain, la liste des collaborateurs compte une quarantaine de collaborateurs. Le plus régulièrement on y trouve Theodore de Wyzewa, théoricien de l'esthétique symboliste, mais aussi l'alsacien Schuré qui est affectionné par l'occultisme et "l'histoire secrète des religions", Fourcaud - monarchiste catholique - qui a effectué un entretien avec Wagner et qui remplacera, en 1893, Hippolyte Taine sur la chaire d'Esthétique et d'histoire de l'art à l'Ecole des beaux-arts, et Villiers de L'Isle-Adam, auteur de "L'Eve future" et ami de Baudelaire.

La Revue Wagnérienne a le caractère d'une exégèse orthodoxe de l'oeuvre de Wagner. A part de nombreux résumés des oeuvres, on y trouve des essais explicatifs des écrits théoriques. Dans son ensemble, c'est un mensuel très homogène avec le but de propager la conception du nouvel art tel que le comprenait "le Maître". La glorification du compositeur est omniprésente. Ainsi, Fourcaud parle du "génie hors de pair qui a ramené le Théâtre musical à l'humanité, à la vérité, à la musique [...] [la gloire duquel] monte au ciel comme un soleil." La glorification est accompagnée par la tendance de diffamation des adversaires de Wagner. Parmi eux se retrouvent notamment les musiciens du conservatoire qui égalent à des "fabricants de musique" et à des "illettrés". Même Saint-Saëns, le plus souvent cité comme favorable à la musique wagnérienne, s'y voit discrédité. Souvent, les auteurs prennent une attitude de "copyright" en disant, par exemple: "Le wagnériste est celui qui COMPREND Wagner, non celui qui l'IMITE." On voit là un trait général des wagnériens qui se veulent authentiques: la reprise constante de la figure de Walther vs. Beckmesser - le pur nouveau authentique (ce qui n'est, on l'a vu à propos de la relation gallo-germanique, pas une contradiction) qui s'élève contre l'établi pourri. Aucun compromis n'est admis par ceux qui ont le monopole de la vérité. La volonté de justifier Wagner à tous les égards se transforme en une sorte de combat dans les revues de presse. Chaque mois, la Revue publie une revue de presse qui est extrêmement critique, voire polémique envers les voix peu favorables à Wagner. J'illustrerai cela en donnant quelques exemples tirés de l'édition d'avril 1885 de la Revue. Les exemples se réfèrent aux représentations des Maîtres Chanteurs de Nuremberg au Théâtre de la monnaie à Bruxelles (du 7 au 26 mars 1885):

"Le Constitutionnel (10 mars): Jacques Herrmann. Analyse très admirative de la pièce."

"Le Temps (11 mars): Gustave Frédérix. Critique sérieuse de l'oeuvre wagnérienne, par un admirateur de Wagner, non wagnériste."

"La Presse (15 mars): Saint-Arroman. Article hostile, aussi peu intélligemment que possible."

"Le Matin (8 mars): article de reportage sur la soirée, exact, complet, et symathique à l'oeuvre."

"L'Indépendence Belge (9 mars): X... (M. Ed. Fétis). M. Fétis est connu comme adversaire de l'idée wagnérienne. Néanmoins, son jugement, avec beaucoup de réserves, est favorable."

Ces exemples montrent une forte catégorisation entre in-group (wagnériens) et out-group (non wagnériens) et, en outre, une association entre jugement et intelligence. Le cercle se met en une position élitiste et exclusive. On se voit devant un étrange mélange entre l'extraordinaire créativité littéraire de collaborateurs de la Revue et des traits d'une "personnalité autoritaire", fortement soumise à la pensée de Wagner et intolérant envers des out-groups.

La nature allemande des oeuvres (musicales et théoriques) ne choque pas; plutôt on accepte clairement le fait constaté par Wagner que "l'oeuvre d'art idéale fondée sur l'aspect allemand, s'adresse d'abord aux allemands, puis au monde entier" et que "la civilisation française ne peut être imposée au monde parce qu'elle n'est point un développement de la conscience populaire". L'acceptation de la supériorité du pays vainqueur de 1871 ne rencontre pas de revendications du côté wagnérien français. Dans cette structure de penser, on peut dégager un noyau nationaliste "inversé", puisqu'une différence de la nature des deux nations est constatée - au-delà de ce constat, l'Allemagne prend même les traits d'un "peuple élu". D'ailleurs, Dujardin ne parle pas, dans son article sur "Les oeuvres théoriques de Richard Wagner" de l'essai "Das Judentum in der Musik". Ceci laisse penser qu'il y a bien un choix, une censure que s'imposent les rédacteurs eux-mêmes; d'autant plus il est étonnant que la relation entre les deux nations concernées soit exposée dans la clarté évoquée. Dujardin qualifie la critique qu'a suscité le germanisme wagnérien comme "ridicule ignorance" et "odieuse malhonnêteté" en expliquant que jamais, Wagner aurait insulté la France, sinon qu'il aurait seulement combattu l'influence de l'esprit français en Allemagne. Là encore domine l'éloge de l'"authenticité" d'une nation qui est opposée à une présumée décadence, une décadence qui semble se limiter, jusqu'à un certain degré, aux bornes nationales allemandes.

A ces facettes d'idolâtrie et de "romantisme" se lie un côté anti-démocratique. Théodore de Wyzewa, dans un article portant sur "Le pessimissme de Wagner" énumère parmi les causes du pessimisme dans la littérature française le "spectacle désolant de la démocratie, accélérant encore l'évolution fatale vers l'hétérogène." L'homogénéité est donc programme et celle-ci peut être atteinte par compassion, par la course "vers la mort, puisqu'en ces tournements est, plus intense et plus divine, notre Joie." Le geste totalisant - la volonté de l'homogénéité - reprend, ici, le Gesamtkunstwerk wagnérien. La compassion n'est non pas une stratégie pour résoudre des problèmes, sinon elle est l'expression d'une résignation des méthodes rationnelles - discursifs - en faveur d'un retrait dans la sentimentalité de l'émotion musicale qui seule peut aboutir à la fusion intime des hommes. Cette renonciation à la communication se voit dans une continuité de la théorie de "l'oeuvre d'art de l'avenir" où Wagner s'exprime en termes de "persuader" et non pas en termes de "convaincre": "[le caractère incontestable de la symphonie beethovénienne est] de s'imposer à nous avec la persuasion la plus irrésistible, et de gouverner nos sentiments avec un empire si absolu qu'il confond et désarme pleinement la raison logique."

La Revue Wagnérienne était concipée comme relais de propagation du wagnérisme en France. Nous avons pu dégager un triple caractère: idolâtre, romantique (lié au "nationalisme" herdérien) et anti-démorcatique. Cette combinaison n'a pas atteint son but de créer un nouvel art qui sera total, comprenant théoriquement tous les éléments de la philosophie pratique (parmi eux: la politique). Au bout de trois ans, la Revue mourait sans grands effets directs et visibles. Pourtant, les effets sur la vie intellectuelle alors naissante (E.Weber) et donc les effets indirects sur la société française devraient avoir été considérables.

 

5.2. Opéra Garnier - succès

L'affaiblissement des ressentiments contre l'Allemagne dans les années 1890 et l'essor des oeuvres de Wagner à l'étranger faisait possible son entrée à l'Opéra Garnier. En 1891, Lohengrin a été monté sur le premier opéra français. La direction de l'opéra avait exprimé la volonté de monter ce drame. L'attitude envers ce projet n'était point unanime, puisque Patureau cite les Annales du Théâtre et de la Musique qui rapporte la surveillance policière des représentations et des arrestations lors de la première.

Néanmoins, une fois introduites, les oeuvres de Wagner vont vite faire partie des plus importants, à la fois en ce qui concerne le numéro d'oeuvres jouées par compositeur et financièrement. Jusqu' à 1914, neuf ouevres wagnériennes seront montés, plus que de tout autre compositeur.

Patureau montre que le souci des responsables politiques de la première mise en scène de Wagner à l'Opèra Garnier était celui de ne pas brusquer le public. La décision de monter Lohengrin d'abord, et non pas la Tértralogie (ce qui fut également discuté) s'inscrivait dans une argumentation de vouloir faciliter transition entre l'opéra française et l'oeuvre wagnérien.

Ce travail d'acceptation fait, une deuxième ambition surgissait: la concurrence de l'Opéra Garnier avec les théâtres allemands. "N'entend on pas surtout de mettre l'accent sur la supériorité française dans le domaine de la mise en scène?", se demande Patureau. Cette supériorité, on l’avait atteinte en une collaboration minutieuse avec les représentants des héritiers de Wagner, en engageant des artistes "sûrs" et en dépensant des montants considérables afin d'arriver à une mise en scène 'authentique'. Non seulement le public s'y devait habituer, sinon aussi les artistes du théâtre se voyaient confrontés avec les étrangers qui montraient "l'exemple à suivre". L'admission de Wagner donnait suite à l'ouverture à d'autres étrangers, italiens et allemands et on abandonnait dans ce développement, en 1897, la tradition de donner les opéras étrangers strictement en traduction française. (Pourtant: les ouvrages de Wagner continuaient à être donnés en français.) D'ailleurs, les responsables de l'Opéra n'avaient, en ce qui concerne les oeuvres wagnériennes, guère le choix de la traduction. La volonté de Cosima Wagner, fixée dans les contrats, a dû être respectée. L'influence des héritiers de Wagner ne se limitait pas à la traduction (v. plus haut). Patureau affirme que pour "les oeuvres wagnériennes, les rapports entre personnes directement concernées par les études semblent atteindre un degré maximum de complexité".

Le succès des représentations de Wagner était extraordinaire. On a même voulu constater que le public, "depuis l'apparition sur notre grande scène lyrique des ouvrages de Wagner [...] déserte les oeuvres françaises" Ceci se traduit en termes financiers: les oeuvres de Wagner obtiennent des recettes moyennes qui ne sont égalées que par les oeuvres de Meyerbeer, Gounod et Rossini. Les ouvrages français contemporains étaient, généralement, des échecs, déséquilibrant le budget du Ministère des Beaux-Arts. Les piliers de l'Opéra étaient les oeuvres créées dans les années 40 ou avant - et celles de Wagner.

On voit par cette brève description le changement important par rapport à la situation d'avant 1890. P'une partie, cette transformation pourrait être en relation avec la filiation du boulangisme avec l'antisémitisme et son exploitation politique. C'est une hypothèse que je ne saurais pas prouver, ici, mais qui semble être possible. De l'autre partie, la guerre franco-allemande de 1970/71 est loin de vingt années et les réminiscences n'empêchaient plus l'acceptation d'une musique allemande par le grand public.

En 1932, Henri Lichtenberger résumera que la musique wagnérienne a perdu l'admiration des jeunes et que l'influence wagnérienne soit restée, en somme, superficielle. Néanmoins, il dit: "Mais il reste à souhaiter que nos musiciens apprennent à entraîner la foule, comme ils ont séduit l'élite. A cet égard Wagner reste pour eux un modèle encore inégalé et dont la leçon peut aujourd'hui être salutaire." C'est à dire que l'essor de la musique wagnérienne a disparu après la première guerre mondiale, mais que le principal apport de sa musique, celui d'enchanter la foule, reste un désir qui s'accomplira fatalement à partir d'une dizaine d'années plus tard, non pas en France, mais en Allemagne.

 

 

6. La production - l’exemple des Maîtres Chanteurs

 

6.1.La situation de la pensée allemande.

Le XIXème siècle est un siècle de la désillusion. Héritier de l'enthousiasme révolutionnaire, il devient prisonnier le la réaction à partir de 1820. La philosophie allemande et, dans la première moitié du siècle sous la domination de la pensée dialectique de Hegel. Celle-ci se nourrit encore de l'esprit des Lumières, explique le déploiement de la raison dans l'Etat. Mais la deuxième moitié du siècle voit une pensée inversée: ce n'est plus la confiance en la réalité et la virulence de la raison qui la marque, sinon le profond pessimisme de Schopenhauer. La philosophie de la volonté et de la représentation indique deux chemins qui mènent à la libération de la volonté; volonté qui est le fondement de notre souffrance: ou bien l'ascèse ou bien l'art. Wagner n'hésite pas entre ces deux solutions. Il choisit l'état esthétique, l'état qui émerge de la contemplation de l'art et de la beauté. Puisque cet état désintéressé nous libère de la volonté, elle peut nous consoler. Ainsi on échappe même, selon Schopenhauer, à la conscience de soi-même, et on se voit directement confronté à l'objet d'art. Cet état est très proche d'un sentiment de révélation immédiate. La quête d’immédiateté dans l'objet d'art est supérieure à toute activité politique. (Pourtant, l'aspect politique n'y est point suspendu pour deux raisons: puisque, première- et théoriquement la révélation immédiate d'une vérité soumet la discipline médiate qu'est la politique et, deuxième- et pratiquement, chez Wagner, la culmination de l'art, l'achèvement de l'art absolu est en train de se produire, situé temporellement et dans l'espace allemand.) On vise, dans cet état, à la dissolution de la subjectivité dans l'objet. (cf Baudelaire, plus haut). La recherche proustienne du paradis perdu mène, dans des instants de contemplation, vers un passé non-historique, non-temporel. Cette contemplation révèle au sujet un état de pureté qui a été perdu avant l’histoire. Cette attitude est partagée par Wagner qui, dans sa revendication du mythe (détourné de l'utopie progressiste, selon Adorno), suggère une pureté perdue.

Telle est la situation philosophique dans laquelle Wagner se plonge lors de la production des Maîtres Chanteurs.

 

6.2. Les Maîtres Chanteurs - l'oeuvre de Wagner avec le plus grand effet social.

Au premier lieu, les Maîtres Chanteurs paraissent être un faible enjeu dans la considération des aspects politiques de l'oeuvre wagnérien, puisque l'opéra ne renvoie pas aux contextes mythiques, germaniques ou celtiques, qui marquent, en gros, la seconde période de création de Wagner. Robert range l'ouvrage parmi ceux qui sont compréhensibles sans connaissance de l'influence schopenhauérienne.

L'action se situe dans le Nuremberg médiéval; les personnages sont des êtres humains sans essence divine, c'est une histoire d'amour ordinaire, inscrit dans un conflit entre tradition et innovation. La gaie victoire de l'innovation en est le résultat.

Robert détache les trois éléments suivants comme essentiels de l'oeuvre: l'artiste doit être innovateur, pourtant, la tradition ne doit pas être négligée et il faut qu'elle soit ancrée dans le peuple. Avec aucun mot il ne mentionne le dernier air de Sachs où celui-ci chante l'éloge sur la nation allemande.

Dans l'histoire, cet oeuvre a exercé ses effets de manières bien diverses: pendant l'apogée de l'adoration allemande de Wagner, c'était à la fois la social-démocratie et les nazis qui s'en emparaient.

J'essaierai de n'élucider que quelques traits des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, après avoir décrit brièvement la situation de Wagner lors de l'élaboration de l'ouvrage.

Le projet des Maîtres Chanteurs peut être ramené à l'année 1835 (première esquisse en prose 1845), quand Wagner avait observé une bagarre et un chanteur nocturne dans les rues de Nuremberg. L'incitation de reprendre l'idée venait, beaucoup plus tard, de la part de Mathilde Wesendonck, lors d'un séjour à Venise en 1860. La première représentation de l'oeuvre, le 21 juin 1868, marquait un des plus grands triomphes de sa vie, puisque c'était alors la première fois qu'il assistait à une création à côté du roi Louis II de Bavière. Entre les premières esquisses et l'achèvement de l'oeuvre découlaient donc 33 ans qui ont dû forger le plus la pensée de Wagner, puisqu'on y trouve toutes les contradictions d'un compositeur qui a, par la suite, polarisé plus qu'un siècle de l'histoire musicale. Dans ce temps on trouve l'apogée de la constante peut-être la plus pertinente dans la vie de Wagner, la pauvreté, qui le mène jusqu'à la prison et, dans l'autre extrême, à la vie "sans-souci" qui a été rendue possible grâce au roi bavarois qui lui à donné tous les moyens financiers dont il se voyait si longtemps privé. On voit également dans ce temps le mariage avec Minna à Königsberg et leur séparation, on y voit le projet de fuite en Grèce avec Jessie Taylor, l'affaire Wesendonck, réconciliation inclue, et la filiation avec Cosima von Bülow, qui, avant la première représentation des Maîtres Chanteurs à Munich, se séparait de son mari.

A part des incidents financiers et relationnels, ce temps est imprégné par la grande déception sociale et politique du lendemain de 1848. Le Wagner d'avant 1848 était révolutionnaire, d'abord, en 1937, directeur musical à Riga, ensuite, il est vrai, compositeur de la cour royale de Saxonie (1843-1849), mais un compositeur officiel qui critiquait l'aristocratie dominante et qui payait son engagement avec la perte du poste; il a dû fuir de la Saxonie après l'échec de la révolte de Dresden en mai 1849 à laquelle il avait participé aux côtés de Bakunin. Cette expérience déterminait, d'une manière assez patente, la future trajectoire du compositeur.

Les échecs dans les domaines de l'argent, de l'amour et de l'art (qui était en liaison avec l'engagement politique) finissaient par aboutir à une attitude critique à l'égard des institutions et des conventions. Il est souvent le cas qu'une attitude critique personnellement atteinte ex negativo prend une tendance de simplifier dans l'explication des causes du malheur. Le geste simplificateur est en même temps un geste totalisant s'il n'est pas une méthode scientifique sinon une conviction ontologique. Chez Wagner, cette opposition contre les conventions, auxquelles il est forcé de se soumettre pour des raisons économiques (clivage), prend une forme totalitaire dans sa quête de l'oeuvre d'art total. La soumission contrainte de Wagner sous le règne rationnel du capital entraîne le désir de se soumettre totalement sous le règne de l'art, des émotions, de la nécessité. Dans "L'oeuvre d'art de l'avenir", Wagner renvoie tout le mal à l'arbitraire qui s'opposerait à la nécessité, puisque dans l'arbitraire "prospère tout le vice, tout crime contre la nature." Expression ultime du règne de l'arbitraire est le besoin de luxe qui est "l'âme de cette industrie qui tue l'homme pour le changer en machine". Le seul moyen de combattre cette situation fatale et égoïste est l'art de l'avenir, "car, dans l'oeuvre d'art nous serons uni, - porteurs et indicateurs de la nécessité, sachants de l'inconscient, voulant l'involontaire, témoins de la nature, - des hommes heureux." Cet oeuvre d'art est perçue comme représentation vivante de la religion et, puisque les "religions ne doivent leur origine qu'au Peuple", elle représente l'essence même d'un peuple.

Le peuple est, dans les Maîtres Chanteurs, d'abord un peuple national. Ceci se voit et dans "L'oeuvre d'art et de l'avenir", où la nation est d'abord une nation ethnique pour, à la fin - redevenue nature -, devenir une nation universelle, et dans l'ouvrage lui-même: "Et approuvez leurs actions [des Maîtres allemands], si le Saint empire romain s'évaporait, l'art sacré allemand resterait le même." (Acte 3, scène 5). L'essence de l'art allemand - et donc du peuple - est sacré, voué à l'éternité, tandis que les autres sont accidentels.

Ce peuple national se voit privé, dans les Maîtres Chanteurs, de juger de ce que lui appartient: Sachs veut faire le peuple juge du concours des chanteurs, dont le prix est Eva. Il veut éviter que le vainqueur ne soit pas selon le désir du coeur de la fille. Il associe alors le "sens" du peuple au "sens" de la fille, tous les deux n'étant "pas du tout érudits" et par conséquent tous les deux jugeant selon la nécessité de la nature. Or, ce plan n'est pas approuvé par les autres maîtres et on décide un compromis. Pourtant, à la fin, c'est le peuple qui dit à Eva: "le sien soit le prix" et celle la, tout enchantée, couronne Walther -qui est son choix depuis la première scène- avec une branche de laurier. Les conventions sont rompues, tout le monde est content, sauf Beckmesser qui s'est absenté après son déplorable échec et qui ne parle plus. Beckmesser échappe à la totalité, il disparaît - pourrait-on interpréter cela à l'aide d'Auschwitz? Probablement pas, puisqu'il se mêle au peuple, dans le dernier acte. Serait-il un parmi les acclamateurs du chant de Walther?

A part de cette ré-duction à un peuple uni, je veux parler d'un deuxième trait. Dans l'acte trois, scène trois, Beckmesser voit sur la table dans l'atelier de Sachs le texte du chant de Walther que le cordonnier a mis par écrit. Il s'en empare, convaincu que c'est un poème de Sachs. Celui-ci laisse le poème à Beckmesser en le promettant qu'il ne dira pas que ce soit le sien. (Il ne devra pas mentir, puisque c'est la création de Walther.) Lors du concours, Beckmesser chante donc ce poème qui ne correspond pas du tout aux règles conventionnelles auxquels il faudrait se soumettre (puisque le créateur du poème avait failli d'être admis au concours faute de connaissance des règles). Il le chante parce qu'il croit que Sachs, le populaire, si incontestablement maître, en est le poète. Or, son chant est un échec: il n'arrive pas à faire correspondre ce poème original aux règles conventionnelles dont il est le fervent défenseur. Le peuple ne comprend rien. Par la suite, il veut se tirer de l'affaire en révélant que le chant est de Sachs. Or, celui-ci le nie et il le prouve en envoyant Walther sur la scène. On a vu la suite plus haut. Cette figure rappelle l'attitude des wagnériens de la Revue Wagnérienne qui exigent la compréhension et qui condamnent l'imitation - puisque l'imitation n'est pas originale et pas naturelle. Mais ce qui est étonnant, c'est que Fourcaud, un des protagonistes de la Revue, méconnaît, dans un article sur les Maîtres Chanteurs, l'importance du fait que Beckmesser a seulement chanté le poème volé parce qu'il croyait que c'était poème de Sachs - et donc en accord avec les conventions. Il écrit dans son explication de l'oeuvre: "Les vers de son rival sont là, sur la table du cordonnier [Sachs]. Il [Beckmesser] se les approprie afin de les moduler comme siens devant la foule, ou plutôt Sachs les lui abandonne, ayant là-dessus son dessein." Cette omission du rôle important de Sachs prouve d'une incompréhension grave qui bouleverse la relation entre restauration et convention telle que Wagner l'avait perçue. Non seulement Beckmesser imite le novateur-restaurateur, mais il l'imite à son insu et il se croit imitant le maître conventionnel Sachs.

Un troisième aspect important des Maîtres Chanteurs est le rêve. Sachs explique à Walther que tout art de poésie est interprétation des rêves (acte trois, scène deux). L'importance sociologique de cela peut être élucidé à l'aide de Max Weber. Selon lui, la religiosité fraternelle entre dans un conflit avec l'art dans le processus de civilisation. Plus l'art s'émancipe, plus il développe une organisation interne propre, il se distancie des valeurs ethico-religieux. D'abord, l'art sait fonder une communauté en ce qu'il est perçu sans ambitions. Or, dès que l'on découvre consciemment le spécifiquement artistique - ce qui est un privilège d'une civilisation intellectualiste - la fonction de l'art comme fondateur d'une communauté est effacée. L'énoncé de Sachs que la poésie est interprétation des rêves renvoie à l'inconscient et avec cela justement dans un domaine qui est hors de la conscience et de la rationalité conventionnelle. Si la perte de la communauté est liée à une prise de conscience de l'artistique dans l'art, la revendication du non-rationnel s'inscrit dans une volonté d'un retour à l'inconscient de la communauté. La reconquête du religieux de cet art total par l'appel à l’inconscient. Ce retour s'est fait à la fin des Maîtres Chanteurs. Le logos - la rationalité - est d'une certaine manière hors le jeu puisque ce n'est pas la force des mots qui convainc les maîtres, sinon l'émotion éprouvée quand ils écoutent le chant de Walther. En gros, c'est un appel à l'émotionalité, au pouvoir enchanteur de la musique de Wagner.

Ces trois traits, bien que rudimentaires, permettent de dégager le caractère de l'ouvrage: l'éloge du peuple allemand, le rejet des conventions et le recours à l'inconscient forment un ensemble constitutif des Maîtres Chanteurs.

 

 

7. Conclusion

 

On a pu dégager dans le chapitre 6 un caractère nationaliste certain dans les Maîtres Chanteurs. Ce nationalisme a été transformé, dans la réception française, en une insurrection contre la civilisation française qui était dans un état de transformation profond vers une société industrielle de masse. Le nationalisme allemand wagnérien a servi comme chiffre pour la rupture avec les conventions. Introduite en France par Baudelaire, cette pensée wagnérienne prenait le caractère d'un retour à un sujet universel et, par conséquent, d'une mise en question de la politique républicaine. La réaction de Mallarmé à cet égard était le rejet et le postulat d'une certaine forme de nationalisme français, lié au concept de la supériorité de la poésie sur la littérature.

Sur le niveau "superficiel", la réaction de l'opinion publique était d'abord celle d'un réflexe nationaliste, d'un rejet de la musique allemande de Wagner. Plus tard, les représentations à l'Opéra Garnier devenaient un succès. On peut voir en cela une liaison entre l'affaiblissement du ressentiment contre l'Allemagne et une réception superficielle de l'oeuvre qui ne se rend pas compte de son ambition. L'"effet enchanteur" de la musique wagnérienne triomphait (et se détachait) du caractère nationaliste de l'oeuvre avant le déclin de l'essor wagnérien à partir de la première guerre mondiale. Cette méconnaissance de l'ambition profonde de la musique wagnérienne par l'opinion publique prouve l'échec, d'une certaine manière, de la Revue wagnérienne qui se voulait porteuse de l'évangile wagnérien. On peut résumer que le nationalisme français a, en fin de comptes, résisté à l'impérialisme wagnérien - malgré son appel à l'émotionalité et au sujet universel.

Dans les chapitres qui précèdent, nous avions l’intention d’élucider l’ensemble des notions qui forment, dans l’oeuvre de Wagner, un enjeu social, politique et religieux autour de l’idée-clé d’un art parfait.

Bien que nous ne soyons pas arrivés à discerner toutes les facettes constitutives de l’enjeu, nous espérons avoir pu fournir quelques arguments pour le constat final: Wagner, par sa nature insaisissable, exige une décision.

Dans des diverses circonstances, les décisions étaient différentes - pourtant, le fort appel aux émotions, au supposé inconscient collectif, n’a jamais manqué de manifester sa constitution ethnocentrique et, donc, nationaliste.

 

A1. Bibliographie

 

Adorno, Theodor Wiesengrund, Einleitung in die Musiksoziologie, Frankfurt am Main,

Suhrkamp, 1992 (11962). Adorno, Theodor Wiesengrund, Die musikalischen Monographien, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1986 (11971). Chailley, Jacques, Parsifal de Richard Wagner - Opéra initiatique, Paris, Buchet/Chastel, 1979.

Dalhaus, Carl (éd.), Richard Wagner - Werk und Wirkung, (?), Neunzehntes Jahrhundert, (?).

Dellin, Martin-Gregor, Richard Wagner, Paris, Fayard, 1980.

Dictionnaire universel des littératures, Paris, puf, 1994.

Flaubert, Gustave, Madame Bovary. Préface de Maurice Nadeau, Paris, Gallimard, 1972.

Hanslick, Eduard, Vom Musikalisch-Schönen, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1992 (11854).

Kreisteva, Julia, Le langage, cet inconnu, Paris, Le Seuil (collection Points), 1981.

Lacoue-Labarthe, Philippe, Musica ficta (figures de Wagner), Paris, Christian Bourgois, 1991.

Lichtenberger, Henri, L'Allemagne moderne, son évolution, Paris, Flammarion, 1912.

Lichtenberger, Henri, Wagner et l'opinion contemporaine in: Wagner et la France (numéro spécial de la Revue

Musicale), Paris, Nouvelle Revue Française, 1923. Mallarmé, Stéphane, Les dieux antiques, Paris, Rothschild, 1880.

Marí, Antoni, La voluntad expresiva, Barcelona, Versal, s.d.(11988, en catalan).

Maritain, Jacques, L’impossible antisémitisme, Paris, Desclée de Brouwer, 1993.

MGG, Kassel etc, Bärenreiter, 1968.

Pagnon, F., En évoquant Wagner - La musique comme mensonge et comme vérité, Paris,

Edition Champs Libre, 1981. Patureau, Frédérique, Le Palais Garnier dans la société parisienne 1875 - 1914, Liège, Madraga, 1991.

Porter, Laurence M., The Crisis of French Symbolism, Ithaca, Cornell University Press, 1990.

Rebatet, Lucien, Une histoire de la musique - des origines a nos jours, Paris, 1990,

Editions Robert Laffont, (réédition). Robert, Gustave, Philosophie et Drame, Paris, Plon, 1907.

Schneider, Marcel, Wagner, Paris, Solfèges/Seuil, (?).

Schnapper, Dominique, La communauté des citoyens, Paris, Gallimard, 1994.

Sternhell, Zeev, La droite révolutionnaire 1885-1914, Paris, Le Seuil, 1978.

Umbach, Klaus (éd.), Richard Wagner - Ein deutsches Ärgernis, Hamburg, Spiegel-Verlag, 1982.

Wagner, Richard, L'oeuvre d'art de l'avenir, Paris, Delagrave, 1910 (rééd. 1982).

Wagner, Richard, Willi Schuh (éd.), Die Briefe Richard Wagners an Judith Gautier, Erlenbach, Leipzig,

Rotapfel-Verlag, s.d. Wagner, Richard, Die Meistersinger von Nürnberg, Stuttgart, Reclam, 1982.

Wagner, Richard, Parsifal, Stuttgart, Reclam, 1995.

Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1972

 

La Revue Wagnérienne, Paris, 1885-1888

 

 

A2. Un voyage de trois parisiens

 

(Villiers avait contribué à la Revue fantaisiste de Catulle Mendès et, en 1869, avait entrepris le premier voyage avec les Mendès à Triebschen et à Munich. Ce voyage est intéressant parce qu'il relève quelques traits des relations de Wagner avec ses amis français et avec son plus étroit entourage. La visite des trois Français - qu'y ont connu Nietzsche - est celle de trois admirateurs de Wagner. Celui-ci écrira une lettre aux trois les appelant "chère Trinité". Dans cette lettre, il évoque l'unité du génie qui relie les quatre: lui, Wagner, inspiré par le génie et la "trinité" songeant au même "inouï" par leur "foi enthousiaste". On prévoit par là le caractère religieux qui auront Wagner et son oeuvre, mis en avant avec fermeté par le Revue. (Dans la dernière édition, un exemple parmi plusieurs, on parlera de la revue comme "Actes des Apôtres de l'église wagnérienne française". Au même titre on peut évoquer que Catulle Mendès dira, après le divorce de Judith en 1873, que le fait qu'il ne se considérait plus comme ami ne l'empêchait pas de "rester un fervent apôtre" de Wagner.)

Après le séjour à Lucerne où se nouait l'amitié entre les parisiens et Wagner, les trois continuaient leur voyage à Munich où Louis II avait ordonné la création de l"Or du Rhin" contre la volonté de Wagner. Puisque Wagner leur avait dit "Je regarderai comme ennemis ceux qui auront encouragé ce massacre par leur présence", ils n'assistaient qu'à la répétition générale. Apparemment, les trois communiquaient à Wagner la qualité insuffisante de la représentation ce qui l'incitait d'aller à Munich pour solliciter - vainement - une rencontre avec le roi; la création fut exécutée.

Cette épisode montre un aspect constant autour de l'oeuvre de Wagner: la peur de l'incapacité des acteurs de monter un drame wagnérien correctement - en accord avec la seule vraie interprétation de l'oeuvre total. Si Wagner s'est opposé contre les créations de "L'Or du Rhin" et de la "Walkyrie" à Munich, Edouard Dujardin et Houston Stewart Chamberlain lutteront plus tard contre des représentations d'oeuvres à Paris. A cet égard, Dujardin écrit dans la Revue: "Puisqu'il nous faut, aussi, Parisiens, ces oeuvres, comprenons qu'un théâtre nouveau leur est nécessaire [ ... un] Théâtre du drame avec musique" et plus loin "Et le théâtre de l'Opéra, alors, achèvera se pourrir avec Meyerbeer; mais, - n'ayons de crainte, soyons assurés! - jamais (c'est assez, une fois), les oeuvres Wagnériennes, les quelles qu'on choisisse, ne seront souillées en ces splendeurs." (Ceci pour ne compte pas pour toutes les oeuvres: "Oui, Lohengrin, oui, Tannhaeuser, oui, même, Les Maîtres Chanteurs: mais, non, les autres.") Plus tard encore, (cf. chap. 5.1.3) le délégué de Cosima Wagner auprès de l'Opéra Garnier organisera la présence d'un représentant de Wahnfried lors des répétitions des oeuvres wagnériennes afin de conseiller les responsables. Cette indispensabilité d'un "esprit wagnérien" lors des préparations d'une représentation wagnérienne doit certainement une partie à l'expérience de la représentation de Lohengrin à la Grande Opéra, imposée par Napoléon III lors de la visite de la princesse de Metternich en 1861, qui a été sifflée, probablement plutôt pour des raisons politiques qu'esthétiques. En tout cas, ce souci de "vérité" souligne encore la portée religieuse de l'oeuvre, quelque chose qui va au-delà de l'aspect technique et des possibilités de la l'analyse littéraire qui pourrait permettre de dégager des interprétations cohérentes du texte et aboutir à une représentation adéquate.)



  To cite or link this text, please use the following information:  
  Authors: Christoph Lüscher, Kim Sitzler. Year: 1995
  Institution: Université René Descartes - Paris V
  Location: http://christophluescher.ch/old/Wagner.html